Le choix de la Résistance vu au travers d’un drame intime

Les Nuits de la colère est en soi un hommage de Salacrou à ses amis résistants, mais la pièce telle qu’elle est vécue par ses protagonistes est le récit d’une trahison d’un homme par son meilleur ami, des causes de cette trahison et de ses conséquences. Comme le dit un des personnages, « le récit d’une belle saloperie ! ». Ce drame intime concrétise le débat historique et politique. Après avoir trahi son ami Jean, Bernard se trouve contraint de justifier ses choix face à l’épouse de ce dernier et face à Jean lui-même qui l’interpelle du fond de son cachot de la Gestapo. Pour ma part, le personnage de Jean est ici l’emblème charnel de de la Résistance mettant la majorité silencieuse des français qui a choisi de continuer à vivre comme si de rien n’était, face à sa conscience. Tous les personnages sont donc conviés pour rendre compte non pas de ce qu’ils sont mais de ce qu’ils ont fait ou pas fait.

Un Espace-Temps déconstruit au service de l’action

Avec l’Inconnu d’Arras en 1935, Salacrou fut l’un des premiers dramaturges (si ce n’est Le premier en France) à déconstruire l’unité temporelle de la pièce via l’utilisation du flashback. Pour les Nuits de la colère, il utilise de nouveau ce procédé non pas pour un effet de style mais parce que cela lui permet d’accentuer la percussion dramatique. En créant un espace hors du temps et de l’espace où les souvenirs peuvent être convoqués à tout moment, les vivants sont non seulement confrontés à d’autres vivants, mais également aux absents et aux morts, portant ainsi à son paroxysme le poids de cette question « Pourquoi n’avez-vous rien fait ? ».

Une pièce qui a marqué son temps…

« Il faut sortir du théâtre d’évasion et s’attaquer aux grands problèmes de notre temps… » . Cette déclaration de Salacrou au sortir de la guerre laisse suffisamment entendre la volonté de l’auteur de placer Les Nuits de la colère comme une réponse à chaud aux débats qui parcouraient la société française d’alors. Il définit lui-même sa pièce comme « un documentaire ». La place de l’auteur dans le milieu théâtral français ainsi que son rôle dans la Résistance ont fait de cette pièce un évènement du théâtre européen des années d’après Deuxième Guerre Mondiale. Preuve du caractère marquant de l’oeuvre, Les Nuits de la colère furent la première création pour deux jeunes compagnies promises à un brillant avenir : – la Compagnie Renaud-Barrault qui venait de se fonder, créa la pièce au théâtre Marigny en décembre 1946 – En juin 1947, elle fut la première pièce contemporaine créée par le jeune Giorgio Strehler qui venait d’ouvrir son Piccolo Teatro. …dont le propos porte toujours Parce qu’elle peint des hommes et des femmes comme nous, Les Nuits de la colère permettent d’aborder cette question à laquelle nous n’aurons jamais de réponse : qu’aurions-nous fait à leur place? En nous plongeant de plein pied dans le quotidien anxiogène de l’Occupation, et en nous révélant jusqu’à quelle extrémité peut nous faire aller la peur quand elle est motrice de l’action, la pièce continue à raisonner aujourd’hui. Livrer son ami à l’ennemi n’est (fort heureusement) plus une situation que nous avons à vivre aujourd’hui, mais la pièce parce qu’elle montre les ravages que peut faire ce sentiment de peur dans nos vies pose une question fondamentale qui interroge et interrogera toujours nos sociétés démocratiques: à quel point cette peur peut constituer une excuse à nos comportements ou à nos renoncements ? Quand dans une société paralysée par la peur du terrorisme où les deux-tiers de la population est prêt à limiter volontairement ses libertés, Quand la peur vient aujourd’hui s’attaquer à la Fraternité, ce ciment civique de la société française qui fait marcher de front ces deux valeurs antinomiques, Liberté et Egalité, Il ne m’apparaît pas superflu de continuer à se poser cette question.
« Je ne sais, pas du tout si, un jour, on rejouera toutes mes pièces, je ne crois pas qu’elles ont été épuisées par leurs mises en scène … je crois qu’on peut les jouer d’une façon tout à fait différente, qu’elles offrent d’autres possibilités. » Armand Salacrou